Penser les mots

mercredi, janvier 25, 2006

Traduire Freud, Michel Luciani, agrégé d'allemand

Comprendre et traduire l'allemand de Freud
Freud emploie dans ses œuvres un vocabulaire parfois spécialisé, médical, mais il utilise le plus souvent des mots très courants en allemand ; il est vrai qu'il leur donne fréquemment un éclairage particulier, celui précisément de la psychanalyse, qui demande à être examiné avec soin : die Vorstellung, die Übertragung, die Verdrängung, la représentation, le transfert, le refoulement, sont des cas typiques. Traduire Freud, c'est, au-delà des mots, comprendre la globalité de son propos, car on ne traduit jamais des mots ni des phrases isolées, chez Freud encore moins qu'ailleurs. Ainsi, l'expression die Durcharbeitung der Widerstände c'est, mot à mot, le travail à fond des résistances ; il faut avoir compris toute l'idée freudienne pour traduire correctement par le désamorçage des résistances.
Disons-le d'emblée : le style germanique en général et celui de Freud en particulier rend parfois la tâche difficile. Il faut redire ici des évidences : On importe dans la langue d'arrivée les idées de la langue de départ, et non les mots, lesquels ne sont que les vecteurs des idées. Et ces mots peuvent avoir plusieurs sens, il faut donc choisir le bon ; en outre, un auteur — ici, Freud — peut se permettre de les employer dans de nouveaux contextes avec de nouvelles nuances, ce qui met à l'épreuve la sagacité du traducteur. Le terme de die Hilflosigkeit devra par exemple être rendu selon le contexte freudien par l'impuissance ou le sentiment d'impuissance. En langage administratif, il signifie l'état de dépendance, qui donne droit à une aide. Et dans Laienanalyse, le terme de Laien ne signifie ni laïque, ni profane mais pratiquée par des non-médecins. Enfin, Freud se sert souvent de la possibilité, inconnue du français, de former des mots composés, dont la compréhension peut être délicate, car il faut deviner par le contexte le lien qui unit les différents éléments.
Ainsi, die Urteilsverwerfung n'est pas un "jugement de condamnation" mais le rejet de la pulsion condamnée par le moi. La psychanalyse rend obligatoire la formation de quelques néologismes, tel que le clivage du moi pour rendre die Ichspaltung, ou abréaction pour die Abreaktion, on ne peut pas en faire l'économie. Mais une traduction de Freud en français ne doit pas devenir une langue hautement spécialisée, rendue ésotérique par la création de nombreux néologismes :
Le français doit être aussi clair pour un francophone que l'allemand de Freud l'est pour un germanophone. S'il va de soi que l'on traduit d'abord des idées et non des mots, le traducteur se réjouit aussi de pouvoir employer souvent le même terme français pour un même mot allemand, d'avoir donc une certaine stabilité du vocabulaire ; mais, répétons-le, stabilité n'est pas rigidité : Vouloir toujours traduire le même mot allemand par le même mot français, quel que soit le contexte, peut sembler pratique mais n'est pas pertinent et indique surtout une grande ignorance des mécanismes linguistiques. Ainsi, die Entwicklung pourra se traduire par développement, évolution, ou encore production au sens de naissance, par exemple dans production d'angoisse. Autre évidence : un adjectif allemand ne doit pas se traduire obligatoirement par un adjectif français, ni un substantif par un substantif. Les techniques de traduction sont exigeantes, mais le respect des catégories grammaticales n'en fait pas partie — simplement parce que la complexité des langues impose une grande souplesse à cet égard. Le sommet de l'absurde est atteint quand on traduit un mot composé allemand par deux substantifs reliés par un trait d'union, pratique impossible en français ; traduire das Wahrnehmungsbewußtsein par perception-conscience est un barbarisme doublé d'un non-sens (traduction correcte : la conscience dans sa fonction perceptive). On nous a objecté qu'il était inutile de reprendre la traduction du vocabulaire freudien : tout le monde, dit-on, est habitué aux anciennes formules et les comprend, même si la traduction est fautive (par exemple l'exécrable analyse laïque pour Laienanalyse) ou si le français est un peu malmené (par exemple l'abominable représentant-représentation pour Vorstellungsrepräsentanz).
Nous pensons quant à nous œuvrer pour tous ceux qui veulent découvrir l'allemand de Freud en le comprenant vraiment, ainsi que pour ceux qui n'acceptent pas que des néologismes barbares soient élevés au rang de concepts freudiens.

Les rubriques de ce site(
- le problème de la Laienanalyse chez Freud (traduction fréquente mais erronée : analyse laïque/profane).
L'auteur : Michel Luciani, agrégé d'allemand, professeur en Classes Préparatoires aux Grandes Écoles.